Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Bernard Garaut - 19 octobre 2023

Debout sur le vent #10 – Parole tenue

Les récits multiples entendus, partagés, générés, l’effet sur mon propre chaos de ce Dit tumultueux d’un autre,
la douloureuse beauté de leur langue singulière et le télescopage quasi permanent de nos imaginaires…

Le trouble éprouvé alors …quels recours !
La littérature, dans toutes ses formes et contenus, l’écriture, et surtout la poésie
le sont devenus.
D’abord sans le savoir.
Jusqu’à ce qu’alors je le décide.
Croiser dans un même élan,
les récits de vie,
les temps d’existence partagé-e-s
la poésie,
et l’élaboration avec tous les modes que m offraient tous ces éléments.
Tenter chaque fois de faire de l’inextricable, de l’incompréhensible, une façon
d’Etre ensemble. Là. Dans l’existence.

« …Humaniser la folie,

Désaliéner les lieux de soins… » claironnait  François Tosquelles !

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PAROLE TENUE

Petit P. a 8 ans quand nous l’accueillons dans
l’hôpital de jour.
Longiligne, beau visage ouvert, avenant. Sa pâleur due à une maladie de sang.
Joyeux, pourrait-on penser…

Il est venu, voilà quelques semaines passer
quelques jours avec nous pour évaluer la
possibilité, commune, lui et sa famille, et
nous, d’une admission définitive.

Son arrivée le met visiblement en « joie » de nos
retrouvailles.
Il est agité, sur « le beau visage ouvert » s’est
greffé un sourire, comme un rictus.
Bruyant, parle sans arrêts/sans réponses/sans
questions.
Cette agitation s’accompagne de mouvements du
corps, léger balancement, petits pas sur place,
d’impatience, crainte, angoisse…Il a bien le
temps de nous le dire.
Peut-être.
Ses mains cherchent à orienter mon visage vers le
sien et son regard dans le mien, le plus
proche que j’accepte…, ce qui accentue le rire.
Rire et regard et corps à corps troublants.
Son visage est moite.

Nous aurons bien le temps de partager cette
étrangeté.

Durant 4 années dans mon sillage, dans le
sillon, où tous les débuts de semaine nous inscrivons
sur et dans son Carnet de bord ce qu’il décide de
dire. Il dépose.
Carnet de route.
Carnet intime.
Carnet de secrets. C’est lui qui décide.
Mais surtout,
Carnet d’histoire. La sienne.
Dans laquelle quelques fois il s’adresse à moi.
Carnet de repère(s).
« Tu te souviens ? Tel jour, telle heure tu (m’)as dit… ».
« Je t’ai dit. »
Carnet de traces.
         Ecrire ce n’est pas laisser des preuves
mais des traces car seules les traces font rêver
écrit René Char.

Il dit. J’écris ce qu’il dit. Le lui lis. Et il décide de
garder ou pas le dit écrit lu.

Deux camarades de cordée aurait peut-être dit
Fernand Deligny.
Pensée tellement plus juste que celle de
« référent »…

La puissance du collectif autorise et dans le
même temps reste le garant de ce travail.
Pour la santé mentale de tous et toutes.

Cette agitation et ces premiers symptômes, très
démonstratifs, resteront présents, même si
beaucoup estompés.
Laissant espérer pour lui un peu d’apaisement de
cette grande fébrilité psychique et souffrance
qu’étaient celles de Petit P.

Au moment de mon départ de l’hôpital de
jour, annoncé aux enfants depuis quelques
mois, Petit P. m’adresse un texte écrit dans son
carnet, avec ma collègue, et souhaite (m’)en faire
la lecture.
J’en resterai à la première phrase ! …

-« Je me rappelle du premier jour où tu m’as
choisi… »

J’en reste là parce qu’abasourdi par la
découverte, la révélation qu’il m’offre, éclairant
alors cette ignorance, la mienne, de l’essence
même de ce qui nous lie.
Et donc nous oblige.
Nous avons été l’obligé l’un de l’autre ! …
Magnifiquement de surcroît.

« Comment nous assurer que nous ne sommes
pas dans l’imposture ? » Jacques Lacan

Là, Petit P. sait ce qu’il dit quand il parle.
Mais moi !
…Ce que je comprenais, en
revanche, c’était que je ne savais pas grand-
chose et que je n’en saurais peut-être jamais
davantage… écrit Richard Ford.

Il est ce jour-là, calme, tout à lui, à nous.

Je lui envie encore cette tranquillité enfin gagnée.

                                                                          B.G

                       … « Je me fais une idée très
matérielle de la parole, comme quelque chose qui
participe de la réalité la plus
concrète, exactement comme l’air qu’on
respire » …
                                      Marielle Macé